Chapitre 3 : L’autre univers
Par la fenêtre, il contemplait un arbre au tronc rouge et aux feuilles or qui dansaient dans la légère brise tiède du matin. Le gazon jaune et plein de vie sentait bon la cardamome.
Mais à sa connaissance ce paysage n’était presqu’une illusion, un reflux des bonheurs d’antan. Il s’agissait d’un des derniers bastions sur la planète où la Nature pouvait "vivre" en paix.
Mais à sa connaissance ce paysage n’était presqu’une illusion, un reflux des bonheurs d’antan. Il s’agissait d’un des derniers bastions sur la planète où la Nature pouvait "vivre" en paix.
Il savait que par-delà ces murets qui reculaient presque de jour en jour marquant la limite nord de son territoire, la mort et la souffrance sont les seules reines.
Quelqu’un frappa à sa porte, il plaça immédiatement ses mains derrière le dos, c’était la manière dont devait se tenir les personnes de son rang, même si cela lui semblait plus une contrainte qu’un avantage de montrer par ces gestes son statut social. Un luxe dans les circonstances actuelles songea-t-il.
— Entrez, lâcha-t-il enfin en prenant la pose et se sentant prêt.
Une femme, vêtue d’un tablier jaune à surprotection noire, entra, tirant derrière elle, un petit chariot argenté.
— Votre petit déjeuner, Mon Prince.
— Merci Kestiana, déposez-le sur la table, s’il vous plaît.
— Oui, Prince Torvin, n’oubliez pas que vous rencontrez le commandant Aransta de la 97ème Section dans trois heures.
— Je sais bien, merci. Depuis que mon père est parti, c’est à moi de m’occuper de cela, dit-il d’un ton las.
— Et vous vous en sortez remarquablement bien, Mon Prince, répondit-elle, comprenant qu’il aurait préféré une situation différente.
Sur ces mots, elle s’inclina d’une petite révérence avant de prendre congé. Torvin s’installa pour déjeuner, se forçant à manger, malgré son manque d’appétit, car une rude journée l’attendait. Une tartine à la limite de sa bouche, il ne put s’empêcher une pensée pour ceux de son royaume qui ne pouvaient pas se nourrir convenablement. Un pincement enserra son cœur.
*
— Mon Seigneur, quelle joie de vous revoir !
— Moi aussi, mais je n’ai que peu de mérite d’être en vie, par rapport à vous qui combattez et repoussez nos assaillants sur le front et ce, quotidiennement.
— Mais vous êtes après votre père, qu’il vive en toute quiétude, la personne la plus importante de notre peuple.
— Vos paroles me réchauffent le cœur, mais elles ne m’empêchent pas d’être honteux. La famille royale devrait, elle aussi, prendre part aux combats. D’autres civilisations l’ont bien fait et ont survécu.
— Un temps seulement, Mon Prince. Maître Torvin, je sais que votre temps est précieux, de ce fait, je vous propose de passer directement au but premier de ma visite, en oubliant un temps le protocole. Comme vous le savez, je suis plus un homme d’action, alors les formalités protocolaires…
— Je vous remercie de votre franchise, commandant Aransta, je crois que cela ne me fera pas de mal non plus. Je suis tout de même plus jeune que vous.
— Cela ne m’empêche pas, non plus, de vous manquer de respect.
— Quel est le but de votre visite, commandant ?
— Notre garnison, ainsi que d’autres n’ont pas reçu les Zionneurs qui devaient arriver, il y a cinq jours. Du fait de l’importance de la livraison et de ces armes, je me suis permis de provoquer cette entrevue. Savez-vous pourquoi ce retard existe ?
— Non, d’ailleurs vous me l’apprenez. Cependant, si cela peut vous rassurer et répondre à votre silencieuse question, d’après les tous derniers renseignements que j’ai reçus, les troupes ennemies ne se sont pas emparées ni du chargement ni de l’usine d’armement. Si j’ai connaissance d’autre chose, je vous le ferais savoir immédiatement.
— Je vous en remercie, Prince Torvin. Que Dorvan veille sur vous.
— Je préférerais qu’il vous protège vous et les autres troupes, ainsi que notre territoire, avant de veiller sur moi qui suis "enfermé" ici.
— Merci Monseigneur.
Le commandant s’en alla laissant Torvin à ses réflexions. Comment peut-on être militaire, en ayant étudié les sciences et, croire en même temps en ces balivernes. Si Dorvan existait réellement, ce dieu mettrait un terme à ce conflit. J’aimerais pourtant le croire, mais rien ne va pour m’inciter à soupçonner son existence.
Il sortit de ses quartiers et se rendit au plus bas sous-sol, passant par de nombreux corridors et de portes dérobées suivies par d’autres couloirs. Au bout d’un moment, il déboucha dans un lieu, un autre corridor formé par de vieilles pierres brunies par l’humidité. C’était la pire prison du royaume. L’air se faisait lourd, malodorant et l’humidité y régnait en maître. Ici, étaient gardés les traîtres et les prisonniers haut-gradés de l’armée adverse, ceux qui opéraient de leur propre gré. Torvin savait pertinemment qu’un simple soldat n’était pour rien dans les combats, il agissait sur les ordres de ses supérieurs.
D’un pas qu’il essaya de rendre le plus sûr possible, il se dirigea devant la geôle µ23, là était détenu le capitaine Soardbo de l’armée Querashtian. Le capitaine, un homme de haute stature, aux larges épaules tatouées et scarifiées volontairement de symboles tribaux était séparé du frêle Prince Torvin par un écran électrique immatériel.
— Capitaine, je vais avoir besoin de vos services !
— Et vous croyez vraiment que je vais répondre à vos ordres, juste parce que vous me le demandez ? Vous rêvez les yeux ouverts.
— Je ne crois pas, non, votre chef devrait être fier de vous, lorsque vous lui porterez la nouvelle de notre reddition.
— Quoi ? Mais, Prince, vous n’y pensez pas, nous pouvons encore écraser cette vermine avec de la chance et… Se permit le garde des cellules.
— Monsieur, je sais ce que je fais.
Le capitaine Soardbo regardait son ennemi sans voix, les yeux grands ouverts, se demandant s’il n’avait pas rêvé.
— Mais, nous avons les moyens de bien faire comprendre que le message n’est en rien un canular. Vous allez donc coopérer volontairement… dit-il un sourire étirant ses lèvres fines.
Une porte s’ouvrit et un homme portant une sorte de casque s’avança jusqu’à la geôle.
*
Un vent brûlant soufflait avec force sur la plaine verdoyante de Bersinough, enclavée dans les contreforts rocheux de la montagne de Cièlbr. L’herbe morte formait des vagues mouvantes sous les rafales de vent.
Là, des milliers, voire des millions d’hommes armés faisaient face à un autre groupe composé d’un peu moins d’un millier de fantassins. Les tenues mi-métalliques mi-énergétiques reflétaient les rayons des deux soleils, ce qui pourrait être gênant pour les combattants si leurs armures ne se servaient pas de la lumière pour à la fois garantir à son occupant une température de vingt degrés et générer un champ de force.
Dès que l’une des deux armées faisait un pas, l’autre faisait de même, réduisant ainsi, petit à petit, le no man’s land qui les séparait. Tous espéraient, quel que soit le camp auquel ils appartenaient, que leurs ennemis craqueraient et fuiraient. Eux n’étaient rien, que des pions pour la guerre. La plupart d’entre eux était des villageois ou des citadins enrôlés de force par l’armée nationale pour faire la guerre, telle était la loi. Les moins de 70 ans, s’ils n’avaient pas les moyens de rétribuer l’Etat, devaient combattre pour la patrie. Beaucoup n’avaient jamais tenu une arme entre leurs mains, et n’avaient donc jamais appris à se battre. Ils devaient être prêts à défendre ou plutôt prêts à mourir pour défendre leur frontière, pour qu’elle ne recule pas, si elle avançait, c’était tant mieux.
Soudain, alors que tout semblait calme, la terre se mit à trembler. Les Warzhins se turent, et tous eurent un frémissement de peur. Ce n’était pas un séisme, mais les Taquillons, des pilons qui cognaient le sol, chaque vibration était un code que seul le camp concerné pouvait interpréter de la bonne manière. Le signal venait donc de retentir, c’était celui de l'assaut, mais que l’on ne souhaitait pas voir exister. Chaque Querashtian et chaque Lisophan saisirent leur Zayak, arme à projectiles d’Energiste, cellule ionique négative paralysante, et l'enclenchèrent. Aucun d’entre eux n’aurait voulu faire feu deux fois de suite sur une même personne, car un coup n’était pas mortel, mais deux l’étaient.
Les Lisophans commencèrent à entonner un hymne à la gloire du Prince Torvin. Le chant était beau, tranquille, mais d’une incroyable force, il aurait pu être comparé sur Terre au Haka des Néo-zélandais.
Les Warzhins, les hommes soldats, firent quelques pas en avant, hésitants, puis avec un élan de courage, ou peut-être était-ce de folie, levèrent haut leurs armes et ils filèrent vite pour se lancer à cœur perdu dans la bataille. Ils ne voulaient pas mourir, car ils avaient des femmes, des enfants qui les attendaient. S'ils savaient que le DaÄrok (leur vision de la grande Faucheuse) faisait uniquement son office, ils ne souhaitaient qu'une chose, que leur décès soit rapide et sans souffrance. Car pour tous, la guerre n’était pas une amie et ne préservait en aucun cas les personnes et les familles.
Tous les fantassins couraient les uns contre les autres, se serrant pour ne pas créer de failles dans les formations, les Warzhins archers se préparèrent à tirer à l’arbalète loin devant leurs collègues, afin de ne pas les blesser. Les éclairs verts s’envolèrent haut dans le ciel avant de fondre sur leurs adversaires, cependant certains traits en rencontrèrent d’autres, ceux qui venaient d’en face et ils explosèrent sans bruit et sans créer de dommage collatéral.
Des dizaines de guerriers s'effondrèrent lourdement sur le sol, sans vie. A peine ceux-là, étaient-ils allongés que déjà d’autres les remplaçaient. Le sang des victimes se collant sous les chaussures des survivants rendant le terrain glissant. Les armes luisaient à la lumière des astres solaires qui parvenait à traverser les couches de poussières s’élevant des conflits. Les Zayak servaient peu en combat rapproché, seuls les poings et les cimeterres étaient utiles, parfois l’arme des traîtres, les poignards pouvaient être utilisés. Les deux armées, les premières appréhensions passées, l’esprit reptilien revenait en eux et ils ressentaient l’irrépressible envie de tuer dans chaque cellule de leur cerveau.
Les rapières crissaient et créaient des étincelles, dès qu’elles entraient en contact les unes contre les autres, parfois le sang des uns les souillait.
Un éclair vrilla soudain le ciel à des kilomètres de là, une trentaine de secondes plus tard un vent froid, presque glacial, souffla sur la zone, les hommes en eurent des frissons, et ils arrêtèrent tous leurs gestes, inquiets. Pour l'ensemble, il s’agissait d’un mauvais présage. Le temps semblait s’être figé puis il s'élança à nouveau, comme au sortir de l'apnée. Les combats reprirent, certains plus lents que d’autres sentirent leurs armures se casser, leur peau s’entailler, leurs os se briser, le tout dans d’horribles cris de douleur, puis ils s’écroulèrent sous la puissance des chocs et, leurs assassins passèrent au-dessus d’eux, comme si de rien n’était pour s’attaquer aux suivants.
Le vent d’altitude redoubla d’intensité, poussant de l’ouest d’énormes nuages sombres et menaçants. La grisaille s’illuminait plus que toutes les secondes. Le ciel gronda, ses martellements se mêlaient, incapables d’attendre que leurs prédécesseurs aient fini leurs mouvances.
Les flashs étaient de moins en moins espacés et les coups de tonnerre de plus en plus forts, l'orage s’approchait du champ de bataille. Les guerriers avaient peur, et il n’était pas difficile d’en comprendre le pourquoi. Eux qui portaient des combinaisons renforcées par du métal, et des armes du même acabit.
En effet, la foudre reste pure électricité, même sur cette planète, un éclair est toujours attiré par le métal et les points élevés. Mais ici, les montagnes se trouvaient à plus de huit kilomètres, dans la rase campagne les seuls éléments qui dépassent, étaient les Warzhins. Les guerriers tombaient les uns après les autres, mais étrangement, il y avait moins de pertes du côté des Lisophans que chez les Querashtians. En effet, ceux-là avaient mis au point un matériau d’une capacité étonnante, un exosquelette en plastique renforcé. Une technologie venant d’ailleurs. En fait, Nan’Quérib Doziko avait envoyé la formule via le Lhocosphere, moyen utilisé pour transférer les esprits de Tega-1 sur Terre. Ils avaient ainsi pu développer cette substance à l’insu des Querashtians, malgré leurs incessantes tentatives d’espionnages.
Certains des Querashtians se relevèrent avec difficultés, un choc électrique provoque des contractions musculaires paralysantes. Ils voulaient montrer par là qu’ils étaient résistants.
Cependant, même si dans un premier temps l’orage avait semblé s’éloigner, il avait remarqué son manque de concentration et, fit marche arrière pour se retrouver à la verticale des soldats. Le vent redoubla une nouvelle fois d’intensité s’accompagnant de pluie forte, de grésil et par intermittence de grêlons. Pendant dix minutes environs, aucun éclair ne vint strier ce ciel surchargé de noir, ce qui avait eu tendance à rassurer les combattants, dans un premier temps et, leur avait redonné quelques forces. Malheureusement, "la tempête" aussi l’avait noté et lorsqu’elle s’en redit compte, elle actionna tout ce qu’il fallait pour y remédier.
Des dizaines de rayons blancs "bombardèrent" le sol dans un fracas assourdissant. Des guerriers tombèrent au sol sous l’effet de l’électricité se diffusant dans la terre et remontant dans les armures de métal, condamnant définitivement leurs porteurs. De nouveaux éclairs claquèrent dans l’air, frappant d’autres membres des armées, des archers majoritairement. Leurs corps furent entièrement consumés avant que le restant de leur tête touche la terre détrempée.
L’horreur s’étendait aussi loin que le regard pouvait se porter. Les membres mutilés gisaient sur le sol souillé d’hémoglobine des victimes de guerre. L’orage s’en alla cette fois pour de bon.
Quand vint la nuit, lorsque les deux "soleils" n’éclairaient plus cette face de la planète, l’Empire Lisophan avait gagné cent mètres de terrain par rapport aux anciennes frontières. Mais le tribut à payer était lourd, sur les 6 498 guerriers qui avaient pris part à la bataille, seuls 4 826 avaient survécu, cependant certains étaient atrocement mutilés, estropiés pour une bonne centaine. Pour les Querashtians, les pertes avaient été quatre fois et demie plus importantes.
Les chants de victoires étaient entonnés par les Lisophans, même si le cœur n’y était pas, ils s’élevaient dans les airs froids mais lourds, surchargés par les odeurs de putréfactions. Les vainqueurs devraient annoncer la perte d’êtres chers aux femmes, aux enfants, aux parents aux frères des combattants décédés, et ce n’était jamais une partie de plaisir, mais ils pouvaient dire qu’ils avaient gagné et que les morts ne l’avaient pas été pour rien.
Chaque camp quitta la zone d'affrontement, le cœur gros, la défaite pour certains, pour d’autres la perte des amis, de la famille…
*
Le Prince Kaszénomélos, dès que la bataille fut terminée, au retour de ses troupes en son royaume, entra dans une colère noire, lorsque la nouvelle de la défaite fut annoncée.
Il appela deux de ses plus fidèles serviteurs. Il leur désigna de beaux sièges luxueux, afin de prendre place. Ils n’étaient pas habitués à tant de chaleur émanant de leur maître. De ce fait, ils se tinrent sur leurs gardes. Mais ils eurent beau plaider leurs causes, rien n’y fit. Le Prince Kaszénomélos tout en continuant de parler, passa derrière eux, et d’un geste aussi précis que violent, il abattit son bras par deux fois, et par deux fois une tête tomba et roula sur le sol. Aussitôt trois jeunes soubrettes aux visages voilées apparurent pour nettoyer les lieux, sous les yeux vicieux de leur souverain.
*
Le jeune Prince Torvin assista à la célébration de la victoire, et donna à cette occasion un petit discours à ses hommes. « Mes amis, chers compatriotes, je vous félicite pour cette victoire, elle est la vôtre. Vous avez combattu avec bravoure, ferveur… Vous vous êtes acharnés à défendre avec honneur et passion ce pays qui est le vôtre. Je lève aussi mon verre à ceux qui se sont battus, qui ont protégé nos frontières avec tout autant de courage que vous et…. » Une fêlure dans la voix l’arrêta, mais en reprenant le contrôle, il reprit : « Et qui par manque de chance, par acharnement de nos ennemis sans doute, sur eux, sont passés de l’autre côté, dans les limbes des soldats, là où ils pourront rester en paix, prendre ce repos mérité qui nous manque à tous… Je vous demande à tous pardon, pardon pour les hommes tombés dans ces affrontements, ils étaient chers à vos cœurs, tous sans doute, mais ne les oublions pas, faites la fête pour cette victoire, et pour eux, que ces sacrifices n’aient pas été vains. Qu’ils vivent en vous pour toujours… »
Tous le regardaient, lui ce jeune homme d’une vingtaine d’années terriennes, beaucoup de larmes dans les yeux ou déjà sur les joues, il avait parlé juste, parlé vrai. Ces paroles venaient de son cœur, elles n’étaient pas préméditées. Tous levèrent haut leur verre, pensant à leurs amis ou les membres de leur famille tombés aux combats, honorant celui qui les gouvernait.
Torvin s’excusa et reprit la parole « Vous n'ignorez sans doute le prochain faisceau passera et je vais devoir vous quitter, vous abandonnant. Je ne le souhaite pas ardemment, j’ai envie d’être, de demeurer à vos côtés, pas aux combats, puisqu’on me l’interdit, mais gîter sur cette planète. Savoir comment vous allez ; savoir que nous gagnons… Savoir que le DaÄrok ne l’emportera pas. Cette planète, Terre, je ne la connais pas, j’y retrouverai certes mon père et son lieutenant. Ce sera une joie, bien sûr, mais j’ignore tout de ce lieu. Je déteste déjà l’idée de ne plus rien savoir d’ici….
Ses yeux brillèrent, et des gouttes salées s’en échappèrent. Il serra les lèvres. Ses épaules tremblèrent. Il fit demi-tour et s’en retourna dans son palais. Tous surent qu’il ne voulait pas montrer son émoi, et cela le grandit à nouveau dans le cœur de son peuple.
Torvin monta les marches quatre à quatre. Une fois en haut de ce fastueux escalier en pierres noires et blanches, il claqua lourdement la porte de la pièce qui lui servait de bureau.
Il prit les cartes du royaume, déplaça les frontières, les mettant à jour. Il désirait avancer, ne pas laisser le royaume à l’abandon, on lui avait confié une tâche, il souhaitait s’y tenir, être digne de son père, ne pas le décevoir, lorsqu’il le reverrait. Le revoir, il en rêvait depuis longtemps et le moment approchait vite, trop vite, se surprit-il à penser, moins de 8 heures. Pourquoi maintenant ? La guerre reprenait de la vigueur, les morts augmentaient de manières exponentielles, les frontières redevenaient mobiles, et cela après deux années d’une accalmie superficielle.
Ses pensées l’encombraient, ne pas y penser, pas maintenant, il n’avait d’autres choix que de s'en aller, les dés étaient jetés, rien n’y pouvait plus changer. Il était cet objet au creux des mains du Destin. Il devait pour l’instant se concentrer sur les placements, les déplacements de son armée, prévoir… Anticiper les délires météorologiques, les mouvements des troupes adverses.
A l’aide d’un compas, d’une règle, il sélectionna les lieux où les conditions climatiques seraient favorables à ses guerriers. Mais ce n’était pas une mainte affaire, car les ennemis avaient sans doute, et c’était inévitable, leurs propres plans de batailles. Le but étant de les amener là où eux le désiraient. Il créa de multiples "scenarii" sur papier, essaya de les mettre en simulation sur les cartes.
Il sélectionna également les armes que ses hommes devraient prendre pour progresser et faire reculer les adversaires. Pour cela, il avait reçu les descriptions que ses Warzhins avaient récoltées sur le terrain.
*
Il prit sa tête entre ses mains et se mit à hurler d’une rage qui venait du plus profond de son cœur, de son corps, de son âme.
Alors qu’il reprenait son souffle, il s’arrêta de bouger, de respirer, il s’arrêta brutalement, releva la tête, l’œil livide. Un éclair jaillit dans ses yeux, il savait quoi faire.
Le peuple vouait un véritable culte au Prince Torvin. Sans lui, il ne serait rien. Sans lui, il cesserait de se battre. Alors il pourrait les dominer tous. C’était ça… C’était ça qu’il devait faire.
Il ne fallait pas simplement attendre que Torvin abdique sous la pression des combats et des morts… Non, il était tout simplement obligé de l’éliminer lui.
Son heure de gloire surgirait, par la mise en œuvre de l’extermination. La fin de Torvin était proche…
Il convoqua donc ses deux nouveaux « plus fidèles » combattants, et leur présenta son fabuleux plan.
Moins d’une heure plus tard, trois hommes encapuchonnés et lourdement armés, si l’on en croyait leurs silhouettes, quittèrent ce château, se fondant dans la nuit.
*
Déjà quatre heures que Torvin travaillait d’arrache-pied sur diverses stratégies à adopter, lorsque quelqu’un frappa à sa porte. Qui pouvait bien troubler ses manœuvres ? Tous continuaient à célébrer la victoire. Il saisit sa dague cachée à sa ceinture et ouvrit. Il s’agissait tout simplement de Kestiana qui lui portait son dîner.
— Mon Prince, ne devriez-vous pas profiter de cette célébration, au lieu de rester ici en solitaire ? Vous me faites de plus en plus penser à votre père.
— C’est un compliment, j’espère… Non, oubliez ça, ma bonne Kestiana. Ne vous en faites pas pour moi, j’essaye de trouver la stratégie adéquate pour mettre fin à cette guerre.
— Cela est tout à votre honneur, mais…
— Non, ne vous inquiétez pas pour moi. Et retournez à la célébration. Je ne vais pas tarder à aller me mettre au lit.
— Passez une bonne nuit de repos, mon Prince.
Kestiana, quitta la pièce, Torvin, regarda, quelques instants, son souper, mais décida de ne pas y toucher. Il retourna plutôt à ses cartes. Il prit un papier et inscrivit l’ordre de libérer le prisonnier de la cellule µ23. C’était le mieux à faire, le capitaine Aransta le libérera, et il aura déjà mis en place l’armée pour les piéger. Ainsi prisonnier, le Prince Kaszénomélos ne disposera d'aucun autre choix que déclarer sa reddition…
Le Prince Torvin se surprit à bâiller bruyamment. La fatigue l’avait gagné plus qu’il ne le pensait. Je dois dormir, j’ai besoin de force pour le faisceau.
Il se coucha prestement et s’endormit tout aussi vite.
La nuit était très avancée, et le peuple Lisophan sombrait dans une douce torpeur, enivré par l’alcool et par la douleur de la perte des êtres chers, ils s’étaient endormis. Certains gardes qui avaient moins pris part à la fête, étaient toujours éveillés, mais ils étaient peu nombreux.
Deux vigiles de l’entrée Nord discutaient vivement sur le mur fortifié. Ils prêtèrent moins d’attentions aux alentours qu’ils devaient surveiller. Ils ne remarquèrent donc pas trois ombres mouvantes se rapprochant dangereusement de la muraille.
— … Mais je dis simplement que nous aurions pu nous arranger tous les deux pour alterner la garde, et ainsi on aurait pu chacun notre tour participer à la cérémonie.
— Oui bien sûr, ça fait trois fois que tu m’assènes le même argument.
— Chut, attends. Tu as entendu ?
— Quoi ? Non !
Un léger craquement sortit des griffes de la nuit, puis un sifflement volatile, furtif… Une perforation…
L’un des gardes s’écroula au sol, la poitrine transpercée. Son collègue paniqué se baissa et constata la mort de son partenaire. Il se releva pour prévenir le royaume, mais avant que le moindre son ne puisse franchir ses lèvres, il ressentit une douleur le pourfendre de part en part. C’était juste une brûlure glacée, une goutte d’acide sur une plaie… Et un flot de liquide chaud se déversant, souillant tout sur son passage… Il s’effondra, lui aussi, un trait en travers de sa cage thoracique.
Les trois ombres pénétrèrent dans l’enceinte du château sans grande difficulté, la plupart des habitants dormaient à même le sol, emportés par la fatigue et le mauvais alcool. Pour les autres, ils étaient réveillés mais dans un état plutôt comateux.
Les hommes se faufilèrent entre les groupes de gens avec autant de facilité que d’agilité, ils faisaient tout de même attention à ne pas réveiller ces saoulards du dimanche.
Ils empruntèrent ensuite les souterrains de la citadelle, servant à laisser s’écouler la rivière dans son lit naturel. De là, ils trouvèrent une entrée "secrète" du palais.
*
Un grand fracas le tira de son sommeil en sursaut.
Ses yeux embués par le sommeil, il se redressa sur son lit. Il ne voyait qu’un immense brouillard, des ombres dans la nuit, des pétillements de poussières se prenant dans ses yeux. A peine le temps d’émerger complètement et d’allumer les lumières, que parvinrent à ses oreilles des bruits de pas affolés grimpants à grande vitesse l’escalier.
Il se jeta prestement au sol et enfila quelques vêtements, juste avant que la porte ne s’ouvre à la volée. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, la peur…
C’était le capitaine Aransta.
— Prin…ce…Tor…vin, commença-t-il haletant.
— Que se passe-t-il ?
— Fuyez… Fuyez vite, je ne pourrai pas vous protéger, lâcha-t-il essoufflé.
A cet instant, le jeune Prince remarqua le sang qui s’écoulait d’une large entaille à l’épaule droite du capitaine.
— Vous êtes blessé…
— Ne vous en faites pas pour moi, fuyez.
Fuir, il n’avait que ce mot-là à la bouche, pourquoi si peu de vocabulaire, alors qu’il était réputé pour ses grands discours, sa grande verve dans n’importe quelle circonstance…
— Je… Je vous avais laissé des consignes…
— Ne vous en inquiétez pas, Prince, seule votre survie compte. Il sera bientôt l’heure. Le temps pour vous de quitter ce monde qui approche de son autodestruction.
Le Prince, se précipita hors de sa chambre, arrivé sur le pas de la porte, il se retourna, jetant un dernier coup d’œil sur ce qu’il ne reverrait pas de sitôt. Il s’attarda sur le capitaine, il serra les poings et souffla presque inaudiblement "courage".
Il savait à qui il pouvait faire confiance, et cet homme faisait partie de ces personnes qui lui vouaient une allégeance indéfectible.
Torvin courait à en perdre haleine. Tentant de faire abstraction de ces bruits de pas qui résonnaient de plus en plus fortement, il percevait des murmures des personnes à sa poursuite. Qui cela pouvait-il bien être ?
Soudain, un cri de douleur et de terreur parvint à ses oreilles. Il reconnut, il ne sut pas vraiment comment, la voix du capitaine Aransta. Il voulut faire demi-tour, mais une voix au fond de lui l’en empêcha. Il se rappela cependant qu’un passage secret lui permettrait de voir de surveiller, sa propre chambre… Il s’en était déjà servi plus jeune, alors qu’il jouait à une partie de cache-cache avec sa nurse, Kestiana ; il était loin ce temps de tendres insouciances et où les choses auxquelles il devait penser, étaient de savoir comment se divertir au mieux…
Il s’engouffra derrière un mur mobile, et regagna une pièce dissimulée derrière sa chambre.
Un de leurs assaillants était à terre, sans vie. Mais le capitaine, son ami était également au sol, et quelqu’un appuyait avec son pied, sur l’épaule blessée d’Aransta, ce qui, sans aucun doute, devait lui causer d’horribles tourments. Torvin tentait d’apercevoir un visage, mais rien, l’on aurait dit qu’ils se cachaient de la lumière.
Le capitaine se débattait, tant bien que mal, en hurlant qu’il ne leur dirait jamais où se trouvait le Prince. A cette affirmation un des assaillants, celui qui semblait être le meneur, lui tira une décharge de son arme dans la cuisse gauche. Le pauvre Warzhin hurla de douleur. Des éclairs circulant le long de sa jambe.
Les yeux du Prince s'embuèrent de larmes, il passa son bras pour les essuyer et renifla plus fort qu’il ne l’aurait voulu.
— Qu’est-ce que… ? S’interrogea celui qui semblait être le chef des assaillants.
Puis un sourire narquois étira ses lèvres. Torvin recula précipitamment et fit tomber une chaise qui se trouvait là. Il s’en moqua et se mit à détaler à toute vitesse, rebroussant chemin, il se savait repéré.
Le mur et la vitre volèrent en éclat sous les tirs puissants des armes de ses poursuivants.
Il se hasardait à les semer, appuyant de plus en plus fort sur ses cuisses, en faisant tomber des objets encombrants sans trop se ralentir. Mais malheureusement, ses embûches ne semblaient pas faire leur office, et il les sentait se rapprocher, gagner du terrain. Son cœur tambourinait davantage dans sa poitrine, son cerveau lui envoyait des doses d’adrénaline de plus en plus puissantes, lui donnant quasiment des ailes, mais la rage de ses antagonistes devait faire de même. Ses muscles encore engourdis par le réveil brutal le brûlaient atrocement.
Il savait que le faisceau allait bientôt s’ouvrir, et à cet instant précis, il voulait vraiment partir, subsister. Il connaissait le chemin par cœur, il pourrait y être en moins de cinq minutes, que ses ennemis perdent sa trace, c'était sa volonté. Il n’avait de cesse de faire tourner dans sa tête la phrase prononcée par le bourreau d’Aransta. Cette voix ne lui était pas inconnue, il en était certain, toutefois les portes de sa mémoire lui restaient fermées… Cette démarche, cette mouvance, il les reconnaissait, aucun doute à avoir… Il s’échinait à forcer le barrage de ses souvenirs, si bien qu’il se trompa de chemin et fit demi-tour, réduisant ainsi la distance qui le séparait des "envahisseurs". Quelque chose céda en lui, et il identifia cette voix, celle du Prince Kaszénomélos. Comment était-ce possible que son plus grand ennemi en personne vienne pour en finir avec lui ? Il devait à coup sûr être certain de son succès… pensa Torvin.
Son devoir était que ce dernier ne découvre en aucun cas la machine de transfert
*
Il entra enfin dans la pièce où se trouvait le point du faisceau, après maints et maints détours. Il referma la porte derrière lui, et s’appuya contre celle-ci, tentant de reprendre son souffle.
Il dirigea son regard en direction des étoiles, certaines étincelaient plus que d’autres, l’heure se rapprochait et avec elle, sa survie, du moins l’espérait-il…
Il lui restait deux ou trois manipulations à effectuer avant de quitter ce monde. Il modifia l’angle d’inclinaison de la lentille de transfert, brancha différents câbles. Il connaissait les manœuvres par cœur, à force de les avoir lues et mises en application, en guise d’apprentissage.
Un ronronnement de plus en plus fort s’échappa de l’installation, la machine chauffait et emmagasinait l’énergie nécessaire. Ensuite, il s’installa dans l’engin. Debout face au verre prismatique, il tapotait du pied, impatient de s’en sortir, les gouttes de sueurs en témoignaient.
Soudain, alors que le compte à rebours arrivait presqu’à son terme, il entendit des voix derrière le mur… Ils l’avaient retrouvé. Dans la précipitation, il avait oublié de sceller électriquement l’entrée… Trop tard, la porte s’écroula sautant de ses gonds.
Un voile de fumée dissimulait un homme. Torvin, quitta de la machine, le Prince Kaszénomélos s’avança vers lui, le menaçant d’une arme que le jeune Prince n’avait jamais vue.
— Ton heure est venue, Torvin.
— Oui peut-être, mais loin de toi.
— Ah oui, le royaume des morts est très éloigné de celui des vivants.
— Possible, mais je ne compte pas le visiter immédiatement.
— Tu ne t’en tireras pas. Mais… Mais qu’est-ce que ceci ? Pourquoi être venu te réfugier ici, dans une pièce sans issue ?
— Pour rien, je pensais que c’était le meilleur endroit, pour ma survie.
— Un Prince peureux qui ne fait pas face à son destin. Je me demande vraiment pourquoi ton pathétique peuple te suit.
— Pathétique ? Mon peuple t’a infligé une sacrée raclée aujourd’hui…
A cet instant, la lumière pénétrant la pièce par la fenêtre se fit de plus en plus croissante. Torvin observa le ciel et découvrit un fil de lumière descendre d’une étoile, les autres ne faisaient que refléter.
Le Prince Kaszénomélos suivit le regard du jeune Prince. Ce dernier en profita pour se jeter dans la machine et reprendre sa place.
La ligne lumineuse atteignit la pique extérieure de l’étrange machine. Kaszénomélos s’aperçut que le Prince s’était caché dans cette chose. Le rayon lumineux conduit par des tubes de cuivre où étaient placés, de manières scientifiques, des miroirs, percuta la lentille et descendit sur Torvin, dans un terrible vrombissement.
Dans le même temps, Kaszénomélos lâcha son arme et plongea sur le Prince. Le halo touchait déjà Torvin.
Chapitre 4 : Sous la lune, changent les visages
Des sons parvenaient à mes oreilles. Je percevais des bruits de pas, ceux des frères Mendez, des verres que l’on reposait. Je les entendais, mais mon cerveau avait "égaré" cette capacité à les analyser, capacité pourtant innée. Cela me troublait.
Mon touché était un sens mort. De mémoire, j’étais allongé sur le sol, lorsque minuit a sonné, quelque chose en moi s’était rompu. J’avais fait un malaise. Je savais que où j’étais et pourtant ma peau ne me donnait pas d’indication sur la matière du sol. Il y avait un tapis où je m'étais effondré, mais mon épiderme ne me disait rien, comme si je flottais.
Je pouvais considérer mon odorat comme mort. Enfin, c’est ce que je crus au départ, puis quelque chose s’éveilla. Une effluence s’insinua, fit trembler toutes mes vibrisses. Cette fragrance je la connaissais, une senteur âcre, métallique ! Du sang ?
Mon goût fonctionnait également, du fer sur la langue, ou plutôt un ersatz de métal. Du sang. Je devais en perdre des gencives, ou peut-être m'étais-je mordu la langue en tombant. Je n’en savais rien, et puis de toute façon mon cerveau ne marchait quasiment plus. Je m’en fichais, je mourais.
Mes paupières s’entrouvrirent, je ne pouvais pas bouger mes pupilles, j’étais comme paralysé. Elles étaient rivées vers la fenêtre. J’apercevais la Lune. Chaleur marbrée dans la nuit. L’œil blafard du non-jour avait une luminosité étrange que je ne me rappelais avoir jamais vu. En fait, un rayon comme celui du soleil donnait l'impression de vouloir détruire la Terre. En vérité, il me semblait qu’il se dirigeait vers nous, vers moi. Je sentis que Sovan et Michel l’observaient également.
Le rayon me frappa, ressentant une extrême froidure, mon corps se contracta. De ce fait, ma tête dévia et mon attention tomba à la fois sur une glace et sur les deux frères.
Le miroir me renvoya mon image et c’est notamment mes yeux qui me choquèrent, ils s’étaient couverts d’une espèce de voile blanc. Comme une cataracte, mais je parvenais à me voir nettement. Je notai également que transparaissait dans le regard des frères Mendez, la peur et l’interrogation. Qu’est-ce qui se passait, un truc clochait, mais quoi ? Moi ? N’étais-je pas un bon choix au final ? Avaient-ils sacrifié deux personnes à la fois ?
*
Je ne repris conscience que le lendemain, alors que la matinée était déjà bien entamée. Je captai alors une conversation entre Sovan et Michel. Ils venaient sans doute de se réveiller, car Michel lui demanda s’il avait bien dormi.
— Non, pas comme je l’aurai voulu en tout cas.
— Ne me dis pas que tu as passé toute la nuit à réfléchir sur ce qui s’était produit !
— Bien évidemment que si. Je ne comprends pas pourquoi le faisceau a changé de couleur, viré du blanc au rouge.
— Peut-être un souci au niveau de l’émission ?
— Tu sous-entends que mon fils n’a pas fait les bons réglages ?
— Non…
— Alors qu’il serait mort ?
— En aucun cas, Majesté. Je ne doute pas que le Prince Torvin ait bien câblé la machine, mais que c’est la machine, elle-même, qui a eu un problème, sans que personne n’y soit pour rien ou ne s’en rende compte. Cependant, le faisceau s’est ouvert, il y a donc eu transfert, c’est certain.
— Cessons d’en parler, cela vaut mieux.
— So…van…, les mots sortaient avec difficulté de ma gorge.
Les pseudos frangins en entendant ma voix se sont précipités vers moi. Ils avaient le regard empli d’une violente inquiétude. Et, à mon grand regret, j’allais leur confirmer leur déception.
— So…van…, ma voix était rugueuse, chaque mot me faisait mal.
Sans que je ne demande rien, Michel partit en vitesse et revint presque aussitôt avec un grand verre d’eau qu’il me tendit. Je le bus d’un trait bien que médecin me recommandait d’y aller doucement.
— Merci… Michel, ma faculté de parler se faisait plus facile.
— Dorian ? Est-ce que ça va ?
— Oui, je crois. Mais la réponse à ta première question te déçoit, tu attendais ton fils. Je suis désolé. Que s’est-il passé, pourquoi est-ce toujours moi ?
— Nous n’en savons rien. Pourtant, le passage s’est ouvert.
Je ne sais pas pourquoi, mais le passage, sans lequel le film La Mouche n’aurait existé, revint frôler ma mémoire, et avec lui une peur que j’avais cru faire taire en dépassant l’enfance. Je revis la mouche entrer dans le téléporteur et avec elle tout ce que cela entraîna. Là, je m’imaginai un monstre à 5 pattes avec des pinces sur deux d’entre elles, des yeux globuleux. D'ailleurs, les miens ont dû se transformer à cet instant, car les deux frères écarquillèrent les leurs.
— Je… Je deviens un monstre, bafouillai-je.
— Quoi ? Non, pas du tout.
— Mais pourquoi avez-vous fait cette tête ?
— Nous avons lu la peur dans tes yeux, m’expliqua Michel.
— Et tu ne te sens pas différent ?
— Non, enfin je ne crois pas, je suis un peu fatigué, mais c’est tout.
J’avais envie de me lever et de partir, de fuir ces deux personnes, mais la fatigue ne s’était pas dissipée et mes muscles refusaient de faire le moindre effort. J’étais devenu le prisonnier de mon propre corps.
Je pense que je me suis endormi, alors même qu’ils me parlaient, les bras de Morphée s’étaient étendus vers moi, je les avais saisis pour qu’ils m’enserrent, me protègent, me permettent de fuir à ma façon.
Le soir même, j’ai eu cette sensation étrange et pénétrante que je naissais pour la première fois dans ce monde. Tout se révélait nouveau, inconnu. La pièce, où je me trouvais, m’était étrangère. Je ne savais plus où j’étais. Mon corps se mit à trembler de manière incontrôlable, involontaire. Je n’avais pas froid, la peur, cela m’apparaît maintenant comme la meilleure réponse possible.
Puis alors que mes yeux se posaient çà et là, détaillant le lieu, les objets, une bande de mémoire se repositionna correctement dans ma tête. Mon histoire me revint, j’étais chez les Mendez. Mais je sais que cela peut sembler ridicule.
J’avais beau tendre l’oreille, aucun son n’indiquant la présence des Mendez dans l’appartement ne venait à moi. J’étais seul. Je me redressai et me rendis compte que j’étais sur un lit. Je n’avais pourtant pas souvenir de m’y être allongé. Michel, non plutôt Sovan m’y avait sans doute placé.
Je visitai l’appartement à pas feutrés, histoire de confirmer une non-présence "humaine", la voie était donc libre.
Je récupérai mon sac à dos et partis. Je claquai la porte d’entrée et me mis à cavaler dans la cage d’escalier.
Une fois à l’extérieur, j’inspirai avec bonheur cet air frais, vivifiant. Je l’inspirai et l’expirai, comme s’il s’agissait de la première fois qu’il entrait en moi, l’air de ce monde.
Je descendis le petit parc qui enserrait ce quartier de HLM, misérable reconstitution de la Nature, la vraie, par l’Homme.
Je pris une grande artère que je quittai rapidement pour gagner un bois menant à mon foyer au plus vite.
Plus j’avançai dans la forêt, plus toute cette omniprésence de vert me donnait envie de vomir. Cette mort qui me cernait, je me sentais mal.
Je n’avais qu’une volonté, m’arrêter, faire marche arrière. Mais derrière moi, signifiait implicitement les frères Mendez. Alors, je continuai d’avancer enfermant ma vision à la verdure.
Lorsque je suis arrivé devant chez mes parents, quelque chose au fond de moi s’est mis à hurler, me signalant qu'un truc clochait, mais je ne savais pas encore quoi. J’ai appuyé sur la poignée, mais celle-ci resta bloquée, la porte était fermée à clé. Je les cherchai dans mon sac, elles n’y étaient pas, je les avais oubliées. J’entendis la télé vociférer, il y avait donc quelqu’un. J’ai sonné.
— Tu restes dehors, me dit mon père, à travers la porte close.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
— Deux jours que tu ne donnes pas signe de vie. Ta mère s’est fait un sang d’encre.
— Mais je suis majeur et vacciné, je peux découcher tout de même.
— T’as beau avoir 18 ans, tu vis encore sous notre toit, et par conséquent, tu dois suivre nos règles. T’as un portable, non ? Un appel, ça ne coûte rien et tu aurais pu rentrer aujourd’hui.
Je ne trouvai rien à redire, ça logique était implacable.
— Tu ne rentreras que lorsque nous l’aurons décidé !
Mon père monta le volume de la télévision. Je décidai de m’en aller. Je ne savais pas vraiment où me diriger, mais ce qui était certain c’est que dans mon village, je n’aurai nulle part où me réfugier. A La Machine, j’aurai sans doute plus de chance. Mais dans ce cas, je me rapprocherai des Mendez, je devrai faire attention.
La nuit commençait à tomber, le bruit d'une voiture perfora le silence nocturne, je me suis retourné, ce n’était pas quelqu’un que je connaissais, je fis pourtant le signe des auto-stoppeurs. Par chance, le conducteur arrêta son véhicule. Enfin quelqu’un d’aimable, c’est rare en ce moment.
Je suis monté à bord en disant que je me rendais dans la ville minière. Il sourit à ces paroles. Et il crut comprendre que j’étais seul et désœuvré, alors quand il me déposa dans le "centre-ville", face à l’église, il me donna un billet de dix euros. Je le remerciai, mais ne l’acceptai pas, je n’en avais pas besoin. Une fois qu’il disparut, j’ai décidé de m’éloigner au plus vite des "extraterrestres". On a beau être dans la même ville, ce n’était pas une raison pour leur faciliter la tâche.
Je me suis dirigé vers la Boule Blanche, remontant différentes rues exiguës. Passant parfois par de véritables coupe-gorges.
Un vent glacial se leva et me fit frissonner, la pluie se mit à tomber, non pas en petites gouttes légères, non, mais en véritables trombes, un déluge.
La grêle suivie, des grêlons de la taille de balles de golf, brillants sous des éclairs de plus en plus menaçants. Ce n’était vraiment pas mon jour. Je me suis mis à l'abri pour me protéger de cette tempête, sous les escaliers en béton de la salle des fêtes.
Les rues se transformèrent bientôt en rivières tumultueuses, blanches, impraticables. Obligé de rester sous mon abri de fortune.
Malheureusement, mon infortune empira lorsqu’une voiture de police passa au ralenti sur la "route rivière".
Je n’eus pas le temps de me cacher, le conducteur m’avait repéré. Il se gara et me lança :
— Monsieur, je vous ramène chez vous, visiblement ça n’a pas l’air d’vouloir s’arrêter. Je vous ramène chez vous.
— Non, c’est bon, je vais attendre un peu.
Je ne pensais pas que les flics pouvaient se montrer aussi persévérants dans ce contexte. Il insistait.
— Non, non, je n’ai pas le droit de rentrer chez moi, j’ai fauté, je suis puni, je reste ici. Je subis ma peine.
— Eh bien, je vous emmène au poste, au moins vous serez au sec.
— Non, vous dis-je, ici c’est bien aussi, répondis-je prestement, trop prestement sans doute ce qui éveilla ses soupçons.
Il m’obligea à monter à bord du véhicule et m’emmena au commissariat. Le trajet me fit flipper, aussi bien parce que le véhicule était pris dans les tumultes de l’eau, que par le fait qu’au poste il y aurait sans doute Sovan... Mais ce n’était pas le seul sentiment qui m’envahissait à ce moment. En effet, je fulminais contre moi et mon manque certain de vigilance, j’enrageais.
J’aurai pu fuir à tout moment, en sautant de la voiture, puisqu'avec l’état des routes l’on avançait que très lentement.
Une quinzaine de minutes plus tard, je me retrouvai assis sur une chaise dans un bureau du commissariat, une vieille couverture grise sur le dos pour me réchauffer. Face à moi, le policier qui m’avait récupéré. Il tentait d’appeler chez moi, il avait repris le numéro qui se trouvait dans mon dossier datant de l’accident. Je lui avais pourtant dit que ce n’était pas la peine d’essayer de joindre mes parents, car avec l’orage ils avaient sans aucun doute débranché. Mais il insista. Au bout d’un moment, il abandonna enfin.
— Alors, que faisiez-vous ici ?
— On peut dire que vous avez l’art de poser les questions ?
— Ne soyez pas insolent, je vous prie…
— Je suis juste réaliste, mais j’étais où j’étais pour me protéger de ce déluge, de cet orage et pour ne pas mourir d’une mort "conne", un grêlon planté dans le crâne.
— Vous m’avez dit que vous aviez été mis à la porte de chez vos parents, pourquoi ? La drogue ?
— Ah oui, c’est vrai que j’ai la tête d’un drogué, des fois je l’oublie.
— Ne fais pas le mariole… Lança-t-il en perdant patience.
— Non, mais sans rire, vous trouvez que j’ai une tête de drogué, parce que je n’y ai jamais touché de ma vie, même pas un p’tit joint, alors qu’à ce que je sache, ça fait du bien. Non mais sérieusement, mes parents ne m’ont pas vu pendant trois jours, sans que je ne les prévienne en amont ou pendant. C’est tout. Ne voyez rien d’extravagant.
— Je reviens, et tu bouges pas ! Lança-t-il menaçant.
Le flic impoli sortit et je suis resté là, à regarder les murs gris et terriblement sinistres. Une dizaine de minutes plus tard, je sentis un regard posé sur moi. Je me suis retourné et j’ai découvert, Sovan, un sourire aux lèvres.
— Mon collègue parlait d’un jeune homme, mi-insolent, mi-poli, je voulais savoir de qui il s’agissait, des fois que ce soit un de tes alter-ego. Et je ne m’étais pas trompé.
— Je me suis fait attraper par ton confrère, alors que je m’étais mis à l’abri.
— Pourquoi es-tu parti de l’appartement ?
— Parce que… Parce que je me fuyais, moi-même, je pense, à cause de ce qu’il s’est passé ; enfin de ce qu’il ne s’est pas passé…
— Tu aurais pu rester ! Ou, au moins nous prévenir, tu n’es pas en prison chez nous, tu dois le savoir.
— Je voulais rentrer chez moi.
Tandis que je parlais, Sovan prit place de l’autre côté du bureau, face à moi, et lut d’un œil distrait le papier qu’avait fait son collègue. Il fit quelques grimaces en parcourant le document.
— Tu t’es fait mettre à la porte de chez toi, à cause de la drogue ?
— Hein ? M’insurgeais-je. Il a marqué ça ?
— Euh, oui.
— Mais il est débile ou quoi ? Mes parents m’ont foutu dehors à cause de vous. Parce que je ne suis pas rentré à la maison et que je ne les ai pas prévenus. Comme je lui ai dit, j’n’ai jamais touché à la drogue de ma vie. Je peux faire une prise de sang s’il faut pour le prouver.
— NON ! Enfin je veux dire, je ne doute pas de ton innocence.
— Pourquoi est-ce que je ne pourrai pas me droguer ? Ou est-ce qu’il y a quelque chose que j’ignore…
Je ne savais pas vraiment pourquoi, à moins que ce soit la rapidité avec laquelle il ait répondu qui m’a mis la puce à l’oreille. Il eut un trémolo dans sa voix qui m’a frappé. Je l’ai de suite associé à un élément dont je n’étais pas au courant et si je faisais ce test, cela révélerait quelque chose, mais quoi…
— Non, ne t’inquiète pas.
— Alors, je vais faire ce test, comme ça plus de problème.
— Ne fais pas ça pour me le prouver, je te crois.
— Sovan, tu me caches quelque chose, j’en suis persuadé. Alors, dis-moi ce que c’est, sinon je prends le risque de faire révéler qui vous êtes…
— Je n’ai jamais aimé le chantage, sache-le, mais je ne veux prendre aucun risque. Alors, je te dirais quelque chose, mais pas ici.
— J’avais raison, tu l’avais dit que j’étais perspicace. Mais on est à la gendarmerie, et le flic me garde…
— Je te rappelle, au cas où tu l’aurais oublié, je suis, moi aussi, gendarme, je me charge de tout. Toi, reste tranquille, pas de polémique, s’il te plaît. Je peux compter sur toi ?
— Oui, mais juste pour toi et parce que tu vas m’apprendre quelque chose.
Il quitta la pièce, un sourire moqueur illuminait son visage et ses yeux, me laissant de nouveau seul.
J’essayais de rester calme, je patientais.
Une trentaine de minutes plus tard, j’en avais marre d’attendre, il revint me chercher et nous partîmes. Son visage s’était assombri, les discussions avaient dû être longues et difficiles.
Lorsque nous arrivâmes chez lui, son frère était déjà là. Même si le voyage entre la gendarmerie et l’appartement avait été silencieux, je ne cessais de me poser la question de savoir ce qui m’avait été caché. Je devais en avoir le cœur net et pour ce faire je suis entré dans le vif du sujet.
— Comment as-tu fait pour le convaincre de me laisser partir.
— Je lui ai dit que demain tu irais faire une prise de sang.
— Mais je croyais que…
— Que je ne voulais pas, c’est exact. Et je ne le veux toujours pas, mais Michel fera le test à un de ses patients.
— J’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi il ne faut pas que mon sang soit testé?
— C’est très simple. Lorsque tu as été mordu pour que tu sois porteur du marqueur, tu as été contaminé. Je m’explique, le marqueur en fait comporte une molécule radioactive perpétuelle. Si un test sanguin est fait sur toi, ou sur nous, il sera positif à la drogue.
— Mais ce que je ne comprends pas, enfin pas très clairement, c’est que lorsque j’ai été hospitalisé, j’ai bien eu des tests…
— Je m’en suis chargé, répondit Michel, d’où les résultats négatifs.
— Okay. Tout s’explique. En fait depuis le début, vous avez suivi mon évolution…
— On va dire ça comme ça.
— Moi aussi, j’ai une question, intervint Michel. Pourquoi t’es-tu enfui de l’appartement ?
— Je… Je ne me sens pas très à l’aise, je sens que dès que votre regard se pose sur moi, une sorte de tristesse… et…
— Ne dis pas de connerie. C’est vrai, je suis, nous sommes triste. Mais déjà le fait que tu sois en vie et en bonne santé, nous rassure. Nous n’aurions pas supporté qu’en plus d’avoir échoué, le Transfert te tue. Il est vrai aussi, que, et bien que mon fils soit présent, ici, sur Terre, aurait été génial.
— Mais je vous ai entendus. C’est peut-être de ma faute si ton fils n’habite pas mon corps aujourd’hui.
— Non, tu as dû mal comprendre, le "récepteur" ou "receveur" ne peut en rien agir dans le Transfert. Il est un agent inactif, ponctua Michel en employant un jargon quasi médical.
— Mais pourquoi ça n’a pas fonctionné ?
— Nous n’en savons absolument rien.
— N’avez-vous pas un moyen d’entrer en contact avec le commandant Aransta ?
— Qu’as-tu dit ? Me demanda Michel, les yeux grands ouverts.
— Si vous ne pouviez pas contacter votre planète.
— Non, tu as dit le "commandant Aransta".
— Euh, peut-être…
— Comment connais-tu ce nom ?
—Hum, vous avez dû en parler une deux fois.
— Impossible, nous le pensions mort.
— Ben, je n’en sais rien alors.
— N'en parlons plus. Allons plutôt manger. Tu dois avoir faim, tu as mangé quelque chose aujourd'hui ? Me demanda Michel.
— Euh, eh bien non, enfin pas que je m'en souvienne.
— Alors assieds-toi. Michel et moi, nous allons préparer à manger.
Je fis ce qu'ils m'avaient dit, m'asseyant dans le canapé, je sentais un tant soit peu une fatigue physique qui se diffusait dans tout mon corps. Mais je ne pus empêcher mes oreilles de "s'étendre" vers la cuisine, captant ainsi une conversation.
— … foutu à la porte ? Mais c'est n'importe quoi, ils n'ont pas le droit.
— Techniquement si. Mais on s'en fout. Il a parlé d'Aransta.
— Le Transfert aurait donc fonctionné ?
— Je n'en mettrai pas ma main au feu, mais c'est possible, comme ça l'est également qu'on ait mentionnait le nom d'Aransta en sa présence.
— Je n'en ai aucun souvenir pourtant, et tu sais que j'ai une excellente mémoire, meilleure que la tienne.
— Oui, c'est vrai. Ne traînons pas trop quand même.
Ils avaient cessé de parler pendant cinq minutes jusqu'à ce qu'ils reviennent. Leur repas se résumait à une pizza qui subsistait dans le frigo, vestige de la veille. Ils ne l'avaient même pas réchauffée, visiblement ils l'appréciaient ainsi.
Ce souper ne m'empêcha pas de me sentir tout aussi gêné de ma présence parmi eux. Je n'étais pas comme ces deux frères, je n'avais aucun lien familial, je ne pense pas qu'ils me considéraient comme un ami, je n'en étais pas, moi-même, convaincu.
Nous discutâmes de tout et de rien pendant ce dîner improvisé. Aucun mot ne se rapportait au Transfert, ni à ma mise à la porte.
Ils me donnèrent la chambre d'ami, pour y vivre le temps que je le souhaitais. Je m’emparai fébrilement d'un livre. Sovan m’avait passé ce bouquin que j’avais déjà adoré lire. Je le dévorais goulûment comme pour la première fois. Le Mercure parcourut mes veines, me nourrit, se fondit en moi. Je fis mienne l'histoire que cette merveilleuse auteur avait voulu partager. Amélie Nothomb que vos mots sont bien choisis, habilement employés, ils m'emmènent à chaque fois dans des contrées que mon esprit ignorait.
Après cette lecture passionnée et enivrante, j'avais une soif, physique cette fois-ci. Je sortis de la chambre pour gagner la cuisine, obligé de passer par le salon. Je surpris alors Michel en train de mater la télé avidement, une série. Je m'arrêtai quelques instants pour savoir de quoi il s'agissait, sans bruit. Un homme nu gisait sur des roches, il était mort, la caméra pivota et nous montra deux trous sanglants à la base de sa nuque. Cela m'intriguait, j'avais toujours adoré les films d'horreurs. Pour en avoir le cœur net, je lui ai demandé ce que c'était. Surpris, Michel sursauta :
— P'tain tu m'as fait peur.
— Excuse-moi, ce n'était pas voulu. Tu regardes quoi?
— Euhm, une nouvelle série. Des vampires qui tiennent un club privé, sur une île un peu isolée, répond-il visiblement gêné.
— C'est une série d'horreur ?
— Oui, on peut dire ça.
— Je… Est-ce que je peux regarder avec toi ? Je ne comprenais pas sa gêne, mais je n'allais pas tarder à le découvrir.
— Oui, si tu veux, pas de problème, mais je ne suis pas sûr que ça te plaise.
— Oh tu sais, moi, les vampires et les loups-garous ont toujours été mes créatures fantastiques préférées. C'est quoi le titre ?
— Le même que le club, l'Antre. The Lair en anglais.
Sur l'écran s'afficha un pseudo générique de la série, c'était un pilote, juste le nom de la série apparaissait. Cela ne me donnait aucune information sur celle-ci.
Au bout d'une demi-heure l'épisode était terminé, je restais perplexe face à ce que j'avais vu, Michel, lui, était super heureux. L'histoire, l'intrigue étaient assez sympas quoi que très basiques, à la Charmed. Mais je pense que cette série était un prétexte pour voir des mecs au corps huileux. Michel était gay, je comprenais maintenant pourquoi il avait éprouvé de la gêne. Ou alors c'est qu'il avait honte de regarder des séries Z.
— Michel, je peux te poser une question ?
— Oui, vas-y, répondit-il sans me regarder.
— Sovan, est-il au courant pour toi ?
— Pour moi ? De quoi parles-tu
— De… ben, du fait que tu sois gay…
— Chhhuuttt, me fit-il accompagné par les mouvements de ses deux mains.
— Je dois comprendre que non.
— Co… Comment tu as su ?
— Avec ça, dis-je en désignant la télé. En fait, j'avais deux options, celle que je t'ai donnée et l'autre que t'étais fan de séries Z. J'ai opté pour la première, car t'es médecin. Ce que je ne comprends pas, c'est comment Sovan ne s'en est pas rendu compte.
— Je pense qu'il ferme les yeux.
— Mais c'est Michel ou Thélias ?
— Un peu des deux.
— Ok, bon, ben, moi, je vais me coucher.
— Tu ne lui diras rien, je compte sur toi.
— Non, ne t'inquiète pas, bonne nuit.
— Dors bien.
Le lendemain matin, lorsque je me suis levé pour prendre mon petit-déjeuner, les deux frères étaient déjà attablés. Michel me fit comprendre par un froncement de sourcils de me taire, je hochais la tête en signe de promesse.
— Bien dormi ?
— Oui, et toi ?
— J'en avais vraiment besoin. Par contre, aujourd'hui, tu retournes en cours.
— Je sais.
Je ne le savais que trop bien. J'avais consacré quasiment toute la nuit à réfléchir au comment je pourrais expliquer mon absence de deux jours, ce ne sera pas simple et mes mots ne devront trahir le secret des Mendez. Je n'ai jamais été très doué pour le mensonge.
Je pris une douche rapide et me rendis à l'arrêt de bus. Dans ce dernier, rien n'avait changé, ils se fichaient de mon absence, en un sens ce n'était pas plus mal, mais ils me raillaient, encore et toujours. J'enrageais intérieurement, mes mains se crispaient aux accoudoirs. Au bout de vingt minutes de trajet, je parvins à nouveau à respirer l'air frais.
Mon regard se posa sur un arbre au feuillage jaunissant, j'exultais de sentir la vie en ce lieu.
Une voix me sortit de cet état de torpeur, je découvris en me retournant qu'il s'agissait de Prysc. Elle me serra dans ses bras pour me souhaiter la bienvenue. Au moins, il y avait quelqu'un à qui mon retour faisait plaisir.
Nous discutâmes tout en nous dirigeant vers l'austère monument d'éducation, elle me questionna sur ce qu'il m'était arrivé et je lui fournie une explication. Enfin, je lui donnai la version inventée, il fallait que je la teste. Elle était la personne idéale, je n'étais jamais parvenu lui raconter de bobards, et si ça fonctionnait avec elle, j'y parviendrai avec n'importe qui. Dans cette variante engendrée par mon esprit, il n'était pas question du pacte, ni du transfert ; non ; juste que mes parents m'avaient mis dehors et que j’aurais dû dormir dehors plusieurs nuits, à la belle étoile voilée par les nuages, si Sovan n’avait pas décidé de m'héberger. Dans le fond, il y avait une grande partie de vérité. Elle me dévisagea, les yeux pétillant de larmes. Je la rassurai comme je le pouvais, mais au fond, je m'en voulais de lui mentir.
Arrivé devant les grilles, je me suis dit "merde", j'avais complètement oublié de remplir un de ces stupides coupons d'absence, où tout le monde fabulait, c'était à mon tour. J'en griffonnai un rapidement, en mettant "malade" et ça passa comme une lettre à la Poste, un jour de non grève.
Je commençais par les maths, mon prof était un sadique, il distribua les devoirs du jour de ma crise, de la moins bonne note à la meilleure. A la fin, mon tour arriva.
— Dorian, on peut dire que vous avez fait d'énormes progrès, vous-a-t-on aidé, j'entends chez vous ou pendant le devoir ?
Je fis non de la tête, et lui reprit :
— Eh bien, vous auriez dû, car avec un 1,5/20, ce n'est pas brillant du tout… Vous noterez que je vous ai mis 1 pour l'encre, mais vu les raccourcis que vous avez employés, la bulle aurait été de mise.
Je tombais littéralement des nus. D'habitude, j'arrivais avec lui à avoir tout juste la moyenne. Il m’acheva :
— Vous demanderez à vos parents de venir me voir, et vous resterez à la fin du cours.
— Monsieur, je vous prie de m'excuser, mais pour votre première proposition ce sera impossible. Quant à votre seconde requête, j'y répondrais favorablement et j'en profiterais pour vous expliquer la raison, ainsi que… (Je marquais un temps de pause en regardant ma copie) Vous n'avez pas correctement noté mon devoir.
Mon prof en resta pantois, et pour dire vrai, moi aussi, c'était comme si je déclamais un discours.
Le cours se fit et je n'avais rien prononcé d'autre lorsque la cloche retentit, nous signifiant la fin de ce calvaire, plutôt la fin du leur. Mes camarades sortirent et je me suis présenté devant mon prof. Je suis rapidement passé sur mes parents et lui ai expliqué mon devoir. Je n'avais pas employé, il est vrai, les formules apprises dans son cours, mais j'avais mis en application des formules, des théories démontrées par des grands mathématiciens, et lui n'avait pas noté le lien. Je venais de l'achever. J'avais toujours été un élève moyen en maths, voire carrément nul… Mais là, sans qu'il ne s'y attende, et moi non plus, j'avais atteint un autre niveau. Je le laissai, la mine défaite, pour ma part, j'étais content.
Les cours s'enchaînèrent sans que je ne me fasse plus remarquer. Avant de partir et comme on n'avait plus de temps, Prysc qui avait entendu parler du cours de maths, me fit promettre de l'appeler le soir même pour lui expliquer.
Dans le bus, la même rengaine, alors que je me demandais ce que pouvait faire mes parents, ils me manquaient, je m'en voulais de ne pas les avoir prévenus. Mais le passé est passé, je devrai essayer de me racheter, mais, comment ?
Le calvaire se termina lorsque je descendis du bus à mon arrêt un des "chieurs" descendit également. Etrangement, une fois seul, il ne m'adressait plus la parole. Tel un animal, il était plus menaçant en meute qu’en solitaire. Mon heure "d’informations".
— Dis-moi, Denis, as-tu quelque chose à me reprocher ? Lui lançais-je, juste avant qu'il ne traverse.
A peine un regard vers moi, et se plantant devant la route, il secoua négativement la tête. J’ajoutai :
— Alors pourquoi, avec ta bande de copains, tu me cherches des crasses depuis toutes ces années ?
— J'en sais rien, bougonna-t-il.
J'acquiesçai presque silencieusement, juste avant, sans que je ne m'y attende, il me lança :
— Sans rancune.
Pourquoi cette phrase ? Pourquoi maintenant ? Mais de toute façon, c'en était trop, mon estomac se retourna et je me suis rué sur lui, le rouant de coups. Il se défendit plutôt bien, me coupant le souffle en me lançant un grand coup de poing dans les côtes. Pourtant, au sol, il s'acharna sur moi. Je réussis à lui saisir le pied et ainsi lui faire perdre l'équilibre, je terminai en lui donnant à mon tour un crochet du droit au visage. Un craquement sourd se fit entendre, il porta ses mains à la figure et je partis, presqu'en courant.
J'étais dans un triste état en me présentant devant la porte de l'appartement, ma chemise était déchirée, mon visage était couvert de sang, mon corps entier hurlait. Dans la salle de bain, je découvris que mon corps était tuméfié.
Qu'est-ce qui m'était passé par la tête, je ne n'avais jamais frappé qui que ce soit. Il me fallait cacher mes vêtements, mes blessures. Je n'avais pas envie de décevoir une "seconde" fois mes amphitryons. Ils ne le méritaient pas et avaient d'autres soucis en tête, et plus importants, c'est certain.
J'étais un lâche, je m'étais battu en profitant du fait qu'il était seul. Mais putain, qu'est-ce que ça faisait du bien… J'étais un monstre de penser cela.
Une heure après, environ, Michel arriva, il me salua, visiblement il n'avait rien remarqué. J'avais vraisemblablement réussi à camoufler les hématomes. Il me regarda pourtant d'une étrange manière qui me dérangeait incompréhensiblement.
— Quoi ? Lui demandais-je si abruptement que ma voix fut mal assurée et me rappela par la même occasion, à la période où j'ai mué.
— Non rien, mais il me semblait, que tu avais changé, ou alors c'est simplement mon regard sur toi qui a évolué.
— Je ne suis pas gay !!!
— Mais ce n’est pas vrai ça… Putain les hétéros j'vous jure. Les homos ne sautent pas sur tous les mecs qu'ils croisent. Je ne te parlais pas de ça. Je voulais juste signifier que ça me faisait du bien que quelqu'un ici le sache…
— Désolé d'avoir réagi ainsi, j'ai l'impression d'être tout le temps sur les nerfs… Mais l'habitude sans doute.
— Quelle ha
— Pas de question, s'il te plaît. Il est vrai que je n'ai pas de copine, mais voilà…
— Je suis d'accord avec toi. Sovan a vaguement abordé le sujet du bus. Si tu le souhaites, il pourra peut-être faire quelque chose.
— Non, non, c'est bon. Si quelque chose doit être fait, je le ferai si je dois.
— Comme tu veux, mais ne va faire quelque chose de déraisonné.
— Rassure-toi, ce n'est pas mon genre.
Il me serra dans ses bras quelques secondes, comme deux frères le feraient, juste le temps pour Sovan qui venait d'entrer, de nous surprendre.
— A free hug ! Lui lançai-je.
— Je suis content… Je suis content de voir qu'apparemment entre vous ça va, répondit Sovan.
— Oui, c'est vrai, on a appris à se comprendre.
— Allez, pour fêter ça, nous allons dîner dehors.
Ce soir-là, le repas, ou plutôt notre dîner à la pizzeria, ne s'éternisa pas. En effet, comme les collègues de Sovan étaient débordés par d'autres affaires, ses chefs l'appelèrent pour régler un nouveau cas. Quelques minutes plus tard, c'était le beeper de Michel qui se mit à sonner. Il devait lui aussi y aller. Je commençais à avoir peur. Denis, son prénom envahit ma tête. J'avais chaud, des gouttes de sueurs roulaient sur mon visage, mon cœur restait froid.
— Dorian, ça ne vas pas, tu es rouge ?
— Euh si, mais j'ai chaud, horriblement chaud. Sans doute la sauce piquante, j'en ai peut-être abusé…
— Je te ramène à l'appartement avant d'y aller si tu veux ?
— Non, c'est bon, l'air du soir me fera sans doute du bien, lui dis-je en souriant.
— Comme tu veux. (Il s'était rapproché de la sortie) Désolé pour la soirée, mais c’est là les inconvénients de ces métiers.
Je revins seul à l'appartement, j'avais toujours aussi chaud, l'œil froid de la nuit ne m'avait pas rafraîchi. Cette peur qui donne cette extrême chaleur et cette endurante froidure, m'était totalement inconnue.
Je crois être resté prostré dans le canapé jusqu'à ce qu'ils rentrent vers environ trois heures du matin. Ils avaient été surpris de me voir là, à les attendre. Mais je n'ai rien appris sur le pourquoi ils avaient été appelés. Cette nouvelle donnée ne manqua pas de revigorer ma frayeur.
Je me suis allongé sans parvenir à trouver le sommeil, malgré la fatigue que je ressentais. J'ai donc décidé de lire un roman de mon auteur adorée. Cette fois-ci, ce fut une autobiographie. Je me suis senti comme les japonais devaient s'adresser à l'Empereur avec stupeur et tremblement. Les gaffes répétées de la jeune femme et l'hyper susceptibilité des japonais me faisaient rire et mal à la fois. Comme d'habitude, je me posais sans cesse cette question : comment a-t-elle réussi à tenir ? Cette lecture tombait à pic, grâce à elle je relativisais sur mon présent et culpabilisais en même temps, j'avais vraiment craqué.
Le lendemain matin, le réveil ne sonna pas, je n'avais pu trouver les bras de Morphée cette nuit.
Au moment où je suis parti au lycée, mes logeurs dormaient encore. Je devrai attendre le soir pour savoir.
Dans le bus, fait exceptionnel, enfin assez pour que je le note ici, l'on m'oublia. Denis absent, moi, je devais l'être également. Je les écoutais parler, ils s'imaginaient des choses complètement débiles, à leur niveau quoi. Si seulement ils savaient, me craindraient-ils ? Ou bien se vengeraient-ils, ensemble, chacun leur tour ?
Tous ces "scenarii" tournaient dans ma tête, à eux s'ajouter la peur du qu'en diront les Mendez. En tout cas, cela ces réflexions m’occupèrent durant le trajet.
A midi, j'ai retrouvé Prysc passablement en colère car je ne l'avait pas appelée comme promis. Cette conversation frôla ma mémoire, j'avais oublié, je le regrettais. Pour essayer de m'amender, je lui expliquai la soirée, mon "frittage" avec Denis, usant d'euphémismes et plaidant le fait que je m'en voulais. Elle se montrait assez peu réceptive à ma plaidoirie, je commençai à la perdre.
Le soir, les Mendez étaient là, lisant l'inquiétude sur mon visage, ils m'en demandèrent le pourquoi. Mon explication donnée, ils me révélèrent leur départ précipité de la veille. Sovan avait été contacté pour enquêter sur cinq jeunes gens louches qui traînaient du côté de Puits des Glénons. S'en était suivi l'apparition d'un geyser noir, tel un puits de pétrole. La circonstance était étrange. Quant à Michel, il avait été appelé pour une opération suite à un grave accident de voiture.
Tout cela n'avait été que deux étranges coïncidences. Le Temps, le Destin s'étaient joués de moi. J'ai soufflé, j'étais rassuré. Mais cela ne m'empêchait pas de me sentir mal, mais moins qu'avant.
— Sovan, Michel, vous vous êtes sans doute demandés pourquoi je vous ai attendus toute la nuit, ce matin ? La raison en est simple, le remord. Hier, j'en ai eu marre de toutes ces prises à partie dans le bus et j'ai craqué. Je me suis battu avec l'un d’eux…
— Pourquoi ? Pourquoi ne l'as-tu pas dit plus tôt ?
— La honte de ce que j'avais fait sans doute. Pourquoi je l'ai frappé ? Je ne sais pas, je ressens que de la colère depuis quelque temps, en fait je crois depuis le Transfert… Mais cette colère ne me dérange pas, bien au contraire, elle panse mes blessures internes, et ça me fait du bien. Est-ce que Torvin est colérique ?
— Non, il ne l'est pas, ou alors il a changé. Mais comme on te l'a dit, il y a plus de chance qu'il ne se soit rien passé. Mais ce que tu as fait, n'est pas bien, c'est sans doute pour cela que tu as honte de ton geste.
— Par contre, tu as essayé d'agir, peut-être pas de la meilleure manière, mais bon. Alors est-ce que ça a changé quelque chose ?
— Pas vraiment, enfin si. Comme Denis n'était pas là, ils ne m'ont pas "agressé". Sinon pas grand-chose.
— Cependant, comme tu le sais, Dorian, nous ne devons pas nous faire remarquer, alors essaye de ne plus te battre. Mais il y a une chose que je ne comprends pas, pourquoi tu t'inquiétais de ce que nous dirions ? Ce gars, tu l'as gravement blessé ?
— Euhm, je pense que je lui ai cassé le nez, mais c'est peut-être tout.
— Tu sais les bagarres à votre âge, c'est courant, mais bon…
— Mais il était absent aujourd'hui…
— Il avait peut-être honte, lui aussi, de s'être fait battre. D'après ce que tu m'as dit c'est un gros dur, donc se faire tabasser…
— Tu as peut-être raison, Sovan.
— Par contre, ne te complais pas dans la colère, ce n'est pas le meilleur des sentiments pour se fondre dans le paysage…
J'ai acquiescé et j'ai quitté la pièce, ma culpabilité s'était envolée, mon état d'esprit changeait peu à peu. Toute cette histoire m'avait donné des idées pour écrire.
J'étais satisfait, satisfait d'avoir perturbé l'équilibre des "gros durs" au lycée, cette expression utilisée par Sovan me faisait rire. Il n'y avait plus qu’à faire ce qu'il fallait pour que ça perdure, voire prendre la place de Denis. Ce pourrait être aisé… Les idées commençaient déjà à se forger dans ma tête.
Par contre Dorian, ce n'était pas top comme prénom, ça ne fait pas forcément meneur, je préférais désormais le pseudo de Kasz… C'était bref, concis et ça ne devrait pas éveiller les soupçons…
Je me suis regardé dans le miroir, pour voir l'état de mes contusions. Elles s'étaient un peu atténuées. La lumière renvoyée par la lune me donnait un aspect blafard, on aurait dit un zombie, j'en souris et cela me rendit presque malveillant.
Ola,
RépondreSupprimereh beh on peut dire que tu ne t'arrêtes plus... Fais attention, déja 4 chapitres, je crois me souvenir qu'il n'y en a que 7 qui sont finis ; à ce rythme de publication là, ce sera bientôt la fin.. A moins que tu ne te décides à écrire le chapitre 8 et les suivants....
Alors j'ai bon ??? :)
bisous